Littérature


Marcher est un processus moteur complet qui mène à la définition de la latéralité. Marcher n'est pas simplement la locomotion. C'est le trait le plus visible d'un processus beaucoup plus ample et plus complexe : l'apprentissage de la conquête de l'équilibre dans le monde spatial pour situer l'organisme dans celui-ci. Tout cela est inhérent à la nature elle-même et est atteint par des impulsions propres à l'organisme humain. Jusqu'à ce que l'enfant réussisse à rester en position verticale et marcher, il devra parcourir différentes phases de développement (rouler, ramper, marcher à quatre pattes..).

Parler est un moyen de communication surgi du processus d'orientation de l'être humain dans l'espace, c'est à dire du développement de la marche.

Penser est un processus mental développé à partir de l'évolution du langage.

(R. Steiner GA307)

Rien d'étonnant donc à ce que les grands marcheurs soient des écrivains prolixes sur cette fonction.

 

Nota

En plaçant ces textes sur le Web, mon but n'est nullement de nuire à qui que ce soit, mais plutôt, à mon humble niveau, de promouvoir la lecture relative aux différents types de marche sur l'Internet. Donc, si un auteur ou l'un de ses ayants droit s'estimait lésé, qu'il me contacte : je supprimerai, à sa convenance, tout ou partie le concernant.



La vie nous porte autant que nous la menons.
Foncer tête baissée, c'est aller dans le mur,
se laisser porter, c'est aller nulle part,
ce n'est pas vivre, c'est vivoter.
Entre les deux il y a l'Aventure et l'Aventure est à l'angle de chacun de nos jours,
c'est un état d'esprit plus qu'un état de fait.

 

Alexandre Poussin

La nature est un livre qui est ouvert en permanence et c'est le vent qui en tourne les pages.... Marcher dans la nature, c'est comme se trouver dans une immense bibliothèque où chaque livre ne contiendrait que des phrases essentielles.

 

La lumière du monde - Ch Bobin

Gallimard 2001


Après tout, la terre est là,

la terre m'appartient ; je veux la voir

je veux aller dans les déserts et les montagnes

Le sort m'a donné des yeux qui aiment voir

 

Une seule chose compte : c'est l'engrenage magnifique qui s'appelle le monde

 

Ella Maillart

 

Le monde est un livre dont chaque pas nous ouvre une page

 

Lamartine

 

Le soleil n'est jamais si beau qu'un jour où l'on se met en route

 

Jean Giono

 

Le voyage est un retour vers l'essentiel

 

proverbe tibétain

 

Les pieds sur le sol occupent très peu d'espace ; c'est par tout l'espace qu'ils n'occupent pas qu'on peut marcher.

 

Tchouang-Tseu

 

En vérité, je ne voyage pas, moi, pour atteindre un endroit précis, mais pour marcher : simple plaisir de voyager

 

Robert Louis Stevenson

 

Délaisse les routes, prend les sentiers

 

Pythagore

 

 

Marcher, c'est retrouver son instinct primitif, sa place et sa vraie position, son équilibre mental et physique.

 

Jacques Lanzmann

 

Si tu n'arrives pas à penser, marche

si tu penses trop, marche

si tu penses mal marche

 

P R Hélaine

 

Quand on a un objectif dans la vie, il peut devenir meilleur ou pire, cela dépend du chemin
que nous choisissons pour l'atteindre et de la manière dont nous le parcourons.


Le voyage qui au début était une torture parce que tu ne souhaitais qu'arriver,
commence à se transformer en plaisir ; le plaisir de la quête et de l'aventure.

Ainsi tu nourris tes rêves qui sont essentiels.


Paulo  Coelho


Il faut que le corps se rompe à la routine de la route, ce long effort régulier de la marche, que les jambes se musclent, que le ventre se creuse et que les pieds s'endurcissent avant de voir si l'esprit s'élève. Au bout de la fatigue et de la joie. Car c'était mon âme, sans doute, que je sentais clignoter dans ces rares moments d'épuisements et de jubilation intenses.

Le chemin est fait pour se perdre, et perdre son temps. Retrouver un monde à taille humaine et ses humains habitants, ses animaux, ces végétaux. Le chemin nous fait vivre un monde parallèle. Un monde de petits sentiers et de hameaux qui festonne les grandes routes. Un monde de maisons d'hôtes et de gîtes ruraux.

Les pèlerins ne sont ni des randonneurs, ni des touristes ; ils n'achètent rien, ils n'emportent rien ; ils passent en traçant un sillon éphémère dans l'imagination des sédentaires. Ils ne servent à rien sinon de relais mobiles à leurs messages pour le ciel.

 

En avant route ! Alix de St André

 

 

En marchant, on échappe à l'idée même de l'identité, à la tentation d'être quelqu'un d'avoir un nom, et une histoire.

On entrevoit bien dans les randonnées longues, cette liberté toute de renoncement. Quand on marche depuis longtemps, il arrive un moment où on ne sait plus trop combien d'heures se sont écoulées, ni combien il en faudra encore pour parvenir au terme, on sent sur ses épaules le poids du strict nécessaire, on se dit que c'est bien assez et on sent qu'on pourrait continuer ainsi des jours, des siècles. C'est à peine alors si l'on sait où l'on va et pourquoi, cela ne compte pas plus que mon passé ou l'heure qu'il est . Et on se sent libre, parce que, dès qu'il s'agit de se rappeler les signes anciens de notre engagement dans "l'enfer" - nom, âge, profession, carrière - tout, absolument apparaît dérisoire, minuscule, fantomatique.

 

Il y a, pour qui a marché longtemps afin de parvenir au détour du chemin à une contemplation recherchée, quand elle vous est donnée, une vibration du paysage. Il se répète dans le corps du marcheur. L'accord de deux présences, comme de deux cordes qui consonent, vibrent et se nourrissent chacune de la vibration de l'autre, c'est comme une relance infinie.

... Pendant plusieurs jours, j'habite un paysage, j'en prends lentement possession, j'en fait mon site.

Dès qu'on marche, les nouvelles n'ont plus d'importance. Soit de longues randonnées s'étalant sur plusieurs jours, plusieurs semaines. On ne sait bientôt plus rien du monde et de ses soubresauts, de l'ultime rebondissement de la dernière affaire. On n'attend plus le retournement, ni de savoir comment ceci a commencé, ni d'apprendre comment cela a terminé? Dès qu'on marche , tout ceci n'a plus d'importance. D'être en présence de ce qui "absolument dure" nous détache de ces nouvelles éphémères qui ordinairement nous rendent captifs . C'est étonnant comment, de marcher loin, longtemps, on en vient même à se demander comment on pouvait y trouver intérêt. La lente respiration des choses fait apparaître le halètement quotidien comme une agitation vaine, maladive.

Quand on part... ce sont aussi nos identités compliquées, nos visages et nos masques que l'on quitte. Plus rien de cela ne tient, parce que marcher ne sollicite que votre corps. Rien de votre savoir de vos lectures, de vos relations ne va servir ici....On 'est plus ni un rôle ni un statut, pas même un personnage, mais un corps, un corps qui ressent la pointe des cailloux sur le chemin la caresse des hautes herbes et la fraicheur du vent. il n'y a plus que le cycle des matins et des soirs.

 

 

 

En marchant, on n'est même pas obligé de penser, de penser ceci ou cela, comme ceci ou comme cela. L'esprit est rendu par l'effort continu et automatique du corps, à sa disponibilité. C'est alors que les pensées, peuvent venir, subvenir, advenir.

Courts moments de grâce....quand on a marché très longtemps et que la fatigue est immense, on cesse brusquement de sentir. Alors pour peu que le sentier soit à peu près bien dessiné et pas trop escarpé, on ne regarde plus le chemin, on ne pense plus à rien, et les pieds prennent la relève de la conscience pour choisir les bons appuis, éviter les obstacles. De notre côté, il n'y a plus qu'un immense renoncement. On finit la marche par une espèce de rêve et le pas gagne alors en certitude et en vitesse dès lors qu'on accepte de ne plus réfléchir ...les jambes sont aspirées par le chemin et l'esprit flotte au-dessus.

Le flottement de la marche, c'est quand les pieds à la fin, tiennent tellement au chemin qu'ils ne font qu'un avec lui, et l'esprit, par lassitude, oublie d'être l'écho de leur fatigue.

 

Regardez un homme debout qui attend, immobile, mal planté : il trépigne, il piétine, vite il ressent des picotements. Il ne sait que faire de ses bras, les balancent ou les tient serrés contre lui.

On ne marche pas pour tuer le temps mais l'accueillir, l'effeuiller au fils des pas.

 

Marcher, c'est le bon rythme pour comprendre, se sentir proche. D'autre part, on ne dépend que de soi pour avancer. Pour peu qu'on soit valide, c'est la seule volonté qui commande, et on n'attend rien d'autre que sa propre injonction.

La marche n'est pas ennuyeuse. Simplement monotone. Quand on marche, on va quelque part, on est en mouvement, le pas est uniforme. il y a bien trop de régularité de mobilité rythmée pour provoquer l'ennui qui s'entretient d'une agitation vide.

 

On trouve dans la marche cette puissance énorme de la répétition. Elle fait naître les psaumes, qui sont l'actualisation scandée d'une foi dans la vibration des corps. Toute très longue marche fait ainsi monter aux lèvres une poésie psalmodique, monocorde.

 

"Marcher, une philosophie" - Frédéric Gros

 

"Mon intention est plutôt de parler de la marche consentie le plaisir au ventre, celle qui sollicite la rencontre, la conversation, la jouissance du temps, la liberté de s'arrêter ou de continuer le chemin. Invitation au plaisir et non guide pour bien faire. Jubilation tranquille de penser et de marcher.

Il s'agit de marcher ensemble et d'échanger des impressions comme si nous étions autour d'une bonne table dans une auberge, au bord de la route, le soir, quand la fatigue et le vin délient les langues.

Balade en toute simplicité et en bonne compagnie où il importe aussi à l'auteur de dire son plaisir non seulement de la marche, mais aussi de maintes lectures et le sentiment constant que toute écriture est nourrie de celle des autres et qu'il est légitime dans un texte de rappeler cette dette de jubilation qui alimente souvent la plume de l'écrivain. Pour le reste, ce sont des souvenirs qui défilent, des impressions, des rencontres, des conversations à la fois essentielles et dérisoires, en un mot la saveur du monde.

 

La marche rétablit l'homme dans le sentiment heureux de son existence. Elle plonge dans une forme active de méditation sollicitant une pleine sensorialité. Le recours à la forêt, aux routes ou aux sentiers..... permet de reprendre son souffle, d'affûter ses sens, de renouveler sa curiosité. La marche est souvent un détour pour se rassembler soi.

 

La voiture est maintenant reine du quotidien, elle a rendu le corps presque superflu pour des millions de nos contemporains. La condition humaine devient une condition assise ou immobile, relayée pour le reste par nombre de prothèses. Le corps est un reste contre quoi se heurte la modernité. Il se fait d'autant plus pénible à assumer que se restreint la part de ses activités propres sur l'environnement. Cet effacement entame la vision du monde de l'homme, limite son champ d'action sur le réel, diminue le sentiment de consistance du moi, affaiblit sa connaissance des choses. A moins de freiner cette érosion de soi par des activités de compensation. Les pieds servent davantage à conduire des voitures ou à soutenir un moment le piéton quand il se fige sur l'escalator ou le trottoir transformant la majorité de leurs usagers en infirmes dont le corps ne sert plus à rien sinon à leur gâcher la vie.

Marcher, dans le contexte contemporain, pourrait évoquer une forme de nostalgie ou de résistance. Les marcheurs sont des individus singuliers qui acceptent des heures ou des jours de sortir de leur voiture pour s'aventurer corporellement dans la nudité du monde

La marche amène un moment le voyageur à s'interroger sur soi, son rapport à la nature ou aux autres, à méditer sur une foule de questions inattendues. La flânerie paraît un anachronisme dans le monde où règne l'homme pressé. Jouissance du temps, des lieux, la marche est une dérobade, un pied de nez à la modernité. Elle est un chemin de traverse dans le rythme effréné de nos vies, une manière propice de prendre de la distance."

Être un inconnu, un homme de passage, libère la charge qui incombe au sédentaire de toujours donner de lui une image de respectabilité. Le chant est un compagnon de marche, un balancier mental. Le silence renvoie à une expérience antérieure de la technique, à un univers sans moteur, le vestige archéologique d'un autre temps. Ce n'est pas le silence, mais la qualité des sons qui fait le silence, la pulsation légère qui anime l'espace. Dans nos contrées, le silence est saisonnier, il n'est pas le même en janvier dans un champ enveloppé de neige ou en août dans le bruissement de la multitude des insectes, l'explosion des fleurs et des herbes brûlées par le soleil. Dans un paysage, jamais le silence n'est égal d'un jour à l'autre. L'évaluation des objets nécessaires exige une savante alchimie, bien différente pour chacun. S'il est prudent de ne pas trop s'alourdir, il ne faut pas davantage lésiner, au risque à un moment ou à un autre de se trouver dépourvu de l'essentiel. Le confort du voyage en est la conséquence pour le meilleur ou pour le pire. La marche réduit l'immensité du monde aux proportions du corps. L'homme y est livré aux seules ressources de sa résistance physique et de sa sagacité à emprunter le chemin le plus propice à sa progression. La marche est une expérience sensorielle totale ne négligeant aucun sens, pas même le goût pour qui connaît les fraises des bois, les framboises sauvages, les myrtilles, les mûres, les noisettes, les noix, les châtaignes, etc... selon les saisons. Jamais la nourriture n'est aussi savoureuse, même réduite, qu'au moment de la halte qui suit l'effort fourni depuis des heures. La marche transfigure les moments ordinaires de l'existence, elle les invente sous des formes nouvelles. La marche est une bibliothèque sans fin qui décline chaque fois le roman des choses ordinaires placées sur le chemin et confronte à la mémoire des lieux, aux commémorations collectives dispensées par les plaques, les ruines, ou les monuments. La marche est une traversée des paysages et des mots. Elle est confrontation à l'élémentaire, elle est tellurique et si elle mobilise un ordre social marqué dans la nature (routes, sentiers, auberges, signes d'orientation, etc) elle est aussi immersion dans l'espace, non seulement sociologie, mais aussi géographie, météorologie,, écologie, physiologie, gastronomie....

 

Le sentier ou même le chemin, est une mémoire incisée à même la terre, la trace dans les nervures du sol des innombrables marcheurs ayant hanté les lieux au cours du temps, une sorte de solidarité entre les générations nouée dans le paysage. L'infinitésimale signature de chaque passant est là, indiscernable. Emprunter ces routes terreuses amène à emboîter le pas à la foule des autres marcheurs au long d'une invisible mais réelle connivence. Le chemin est une cicatrice de terre au milieu du monde végétal ou minéral en proie à l'indifférence du passage des hommes. Le sol battu des myriades de pas imprimés pour une infime durée est une marque d'humanité.

Éloge de la Marche David Le Breton

 

 

Wordsworth est un personnage incontournable dans une histoire de la marche, beaucoup d'érudits le considérant comme authentique inventeur de la randonnée. C'est lui qui le premier, à la fin du XVIIe, où marcher était le seul fait des miséreux, des vagabonds ou des bandits de grand chemin, des saltimbanques, des colporteurs, invente la marche comme acte poétique, communion avec la nature, épanouissement du corps, contemplation du paysage. Wordsworth, lui, emprunte les chemins comme un pauvre, sans nécessité et pour son plaisir. A la stupéfaction de tous , il appelle "richesse" cette expérience.

 

En effectuant toujours les mêmes parcours, nous finissons par marcher sans plus rien voir et c'est alors que nous pouvons laisser notre esprit vagabonder à son gré. Soudain, nous prenons conscience de l'endroit où nous sommes et nous disons : déjà ! Tant de distance franchie sans s'en être aperçus. En fait nous n'avançons rapidement et efficacement qu'en nous rendant aveugles à tout ce qui se laisse à voir.

 

Seule l'arrivée est belle pour le coureur dont tous les efforts sont focalisés sur les derniers mètres. Seul le chemin est beau pour le marcheur dont les efforts se dispersent tout au long du chemin.

 

A la fin du II ème siècle,372 grandes voies couvraient l'empire romain et s'étendaient sur une longueur totale de 77 000 km.

 

Que le verbe "muser" ait disparu de notre vocabulaire, en dit long sur le caractère sérieux et industrieux de notre époque.

 

Quand nous défilons le 1er mai , nos pas se glissent dans ceux de Marie Blondeau : Le 1er mai 1891, à Fourmies, les troupes ont tirés au bout portant sur la foule des ouvriers qui défilait pacifiquement. Il y eut 10 morts dont une ouvrière Marie Blondeau qui se trouvait dans le cortège tout habillée en blanc et les bras couverts de fleurs. Elle deviendra le symbole de cette journée et, d'une certaine manière le symbole de tous ceux qui marchent pour un monde plus juste.

 

L'ouverture de son cœur et de son esprit passe par un travail sur le corps qui s'accomplit, pas après pas, sur le chemin qui mène au lieu de pèlerinage. La marche défait les nœuds qui nous tiennent à ce monde matériel et intéressé, et elle spiritualise le corps, c'est à dire permet à l'esprit de l'habiter à nouveau. Le pèlerinage est par conséquent, ouverture au sacré, mais aussi, et peut-être d'abord, ouverture à une dimension de soi, par ailleurs négligée.

 

Le marcheur est homme de la terre parce qu'il gravit des sentiers de terre et qu'il participe de cette terre....il se sait pétri de cette boue qu'il foule au cours de ces excursions.

Au cours d'une randonnée, le marcheur se sent en communion avec la poussière légère que ses pas soulèvent, il sait qu'il en est.

 

 

Petite philosophie du marcheur - Christophe Lamoure

 

 

Lorsqu’un marcheur fonce de tout son poids après lui-même, ce n’est pas pour lui même, ce n’est pas pour se rattraper mais pour se dépasser. Sentiment illusoire, peut-être, mais à force de se talonner ainsi, il arrive qu’on éprouve la sensation de se dédoubler ; c’est sans doute cela qu’on appelle l’état de grâce.

 

Il m’arrive en effet, de marcher à l’énergie pour me mater, mettre au pas mes pensées. Faire le vide. L’état de grâce survient quand j’accède au néant. Une méthode et un aboutissement qui feront sourire certains et que d’autres comprendront. Ils sont le fruit d’une longue expérience, d’une technique éprouvée, élaborées dans ses plus infimes détails. A l’inverse des arts martiaux, elle n’est pas enseignée. D’ailleurs elle est difficilement transmissible. Surtout qu’elle ne sert strictement à rien. Chaque marcheur doit l’inventer, l’ajuster aux capacités de son propre chaudron.

 

Le paysage me traverse alors que je lui rentre dedans. C’est une lutte au corps à corps. J’ai bien peur qu’un jour, l’un de nous se retrouve KO…. Ici, le « je »  marche derrière  « l’autre », l’autre qui est devant comme une ombre portée, impossible à rattraper.

 

Les randonnées de groupe permettent aussi de sacrées rencontres. C’est comme à la guerre, comme dans les tranchées sous les bombardements. Les tempéraments s’affirment. Les prises de conscience s’opèrent…Rien ne vaut une randonnée de groupe pour étudier les comportements, déployer l’éventail des bizarreries humaines.

 

Dormir à la belle étoile. S’engouffrer dans son sac de couchage. S’allonger sous la voûte céleste, l’œil perdu dans les myriades. Sentiment d’être là, infiniment petit devant l’infiniment grand. Et pourtant plus présent que jamais. Sentir la caresse du vent qui effleure le visage, parfois jusqu’au dérangement, quand la rosée, l’idiote, me prend pour une fleur. Se réveiller les cheveux trempés. Attendre l’apparition du soleil, papillon rougeoyant qui viendra butiner ces gouttes d’aube.

La tente est un ventre. Heureux le fœtus lorsqu’elle est isotherme et qu’il suffit d’une bougie pour la réchauffer ! Malheureux quand il gèle à fendre l’âme.

 

Se lever fourbu, rouillé, arthrosique, découragé, par la longueur de l’étape du jour. Le bonheur d’apercevoir, après les premiers pas que la fatigue n’était qu’une fausse lassitude. Que l’on renaît de ses limbes, de ses cendres. Que la braise se ravive. Que le sang court, fluide, dans les veines. Que les articulations se répondent, se réchauffent. Que les muscles se détendent. Que le moral prend un coup de jeunesse.

Étonnante vertus de la marche, oubliées par les médecins, (1985) les gourous, les chargés aux Affaires Sociales. Elles surpassent toutes les thérapies du monde. Qu’attend donc, pour se mettre en route, le chômeur au moral sapé par la perte de son boulot ? Nouveaux horizons, nouvelles perspectives. Adieu patron, usine, bureau. Chasser la pollution de sa tête. Plonger dans le bain purificateur. Même chose pour le veuf, l’orphelin ; le cancéreux. Mieux vaut se mettre en mouvement qu’à genoux, en pleine nature qu’en fauteuil. Rassembler ses forces en un grand élan plutôt que de les laisser tomber en miettes.

 

Le randonneur n’est pas le parent pauvre du touriste. N’en déplaise aux rédacteurs des topos-guides qui –paradoxe- s’évertuent à ne mentionner que les cafés-buvettes-épiceries plantés en bordure de GR. Il y a des marcheurs, beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit, prêts à dépenser autant qu’un VRP en déplacement, voire davantage. … Chez nous, les GR s’ingénient à isoler le marcheur des grands centres vitaux. Au Népal, à l’inverse, le sentier en escalier mène aux forces vives de la nation, qu’il traverse de part en part…

 

Qu’est-ce qui me fait courir ainsi d’un bout à l’autre de la terre ? Sinon le désir de me découvrir à travers les autres. Mais comme c’est étrange : les autres se ressemblent tous. Si l’on excepte les grands courants religieux et leurs rites, on s’aperçoit que le mode de vie, les objets usuels, les vêtements, les attitudes, les superstitions, l’alimentation, l’armement, la parure ne diffèrent pas radicalement. Tous procèdent des mêmes impulsions, conditionnés par le climat…Qu’est-ce qui différencie vraiment un homme d’affaires new-yorkais d’un homme d’affaires parisien ? un milliardaire grec d’un milliardaire italien ? Un ouvrier finlandais d’un ouvrier allemand ? Un paysan du Danube d’un paysan d’Auvergne ? La couleur de l’attaché-case, de la limousine, la cadence imposée, la marque du tracteur ne changent rien à l’affaire…. En définitive, ce qui différencie les peuples, c’est la manière dont on les approche, l’angle de vision, l’émotion de la rencontre. Lorsque, justement, on ne se reconnaît pas tout à fait en eux. Et c’est sans doute pour cette raison ambiguë que les randonneurs occidentaux s’abattent comme une nuée d’oiseaux sur les régions peu ou prou développées. Ils réalisent alors inconsciemment leur retour aux sources.

 

Ai-je donc fait toutes ces marches en vain ? Oui et non. Je ne suis pas du genre à projeter des diapos ni à jouer les conférenciers, encore moins à imprimer sur l’écran blanc de ma mémoire les souvenirs en cinémascope et panavision. Je me surprends plutôt à confondre et à fondre, à mon insu, tous les instants rares et chers en une seule vaste fresque, où mon troisième œil chemine d’un bout à l’autre de la surface peinte, captant, de-ci, de-là, un fragment, une nuance. Comme l’araignée sa proie, je gobe au fur et à mesure de mes besoins d’évasion, quelques pattes de mouche, quelques parcelles d’aile, autant d’infimes éclats de souvenirs et d’émotion que je prends au piège de ma toile tissée au fil de mes périples. J’y déambule en somnambule, toute voracité éteinte, attentif aux appels, aux lézardes de ma mémoire.

 

J’ai des yeux pour voir et je n’ai rien vu de ce qu’il fallait voir. Heureusement j’ai un cœur pour vibrer et s’enthousiasmer. Il s’est ému devant des sites, des monuments, des objets ayant échappés à ceux qui codifient dans leur prospectus le rarissime et la beauté. On parle des sept merveilles du monde. C’est bien peu. J’en ai vu soixante-dix mille ! Je ramène mes propres trésors. Ceux là ne figureront jamais au recto d’une carte postale.

 

L’aventure commence souvent au moment même où nos certitudes les plus tenaces en prennent un coup dans l’aile. Pas de réelle aventure donc, sans incident, sans contrariété ; voire sans accident puisque, vous le savez très bien, ce qu’on prend parfois pour une catastrophe devient, quelque temps plus tard, grâce à la magie de la mémoire, notre meilleur souvenir.

 

L'invention du sac à dos remonte au début du siècle. Je la tiens pour décisive. C'est autre chose qu'Ariane ou Concorde. Une radicale façon de fendre l'espace. Elle nous vient de Chine, comme presque tout, du fin fond du Tibet.

Sans sac comment peut-on trouver son équilibre, sa dimension, son intimité ? Le sac à dos c’est le berceau du marcheur, son landau.

Le sac à dos est au marcheur ce que la ceinture de sécurité est à l'automobiliste. Sitôt l'habitude prise, on ne peut plus s'en passer. Qu'il soit petit ou grand, selon l'importance des trajets, il me permet de coller au terrain, d'accélérer. Je marche plus vite et mieux dans ma tête en portant quinze kilos qu'en naviguant à vide. Le sac me procure l'équilibre ; il me sert de balancier lorsque je funambulise sur quelque ligne de crête. Mais il est aussi ma maison bien sûr, tour à tour mon F3, mon palais. Plus rassurant que la tente si fragile.

Dis-moi ce que tu portes, je ne te dirai pas forcément qui tu es mais je saurai si tu tiens à toi.

 

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Marcher, c’est rencontrer des créatures qu’on ne verrait nulle part ailleurs. Marcher, c’est aussi aller nulle part sans rencontrer personne.

C’est se mettre en vacances de l’existence. C’est exister en dehors des vacances.

Marcher, c’est réussir à dépasser son ombre. C’est pouvoir se doubler soi-même en s’envoyant un gentil salut au passage.

Marcher c’est caresser le sol, le flatter, l’amadouer. Une manière des se mettre la terre dans la poche avant qu’elle ne se referme à jamais.

Marcher, c’est être dans le secret des dieux. C’est écouter à leurs oreilles et entendre avec eux des bruissements, des murmures qu’on croyait éteints.

Marcher c’est se mêler à la conservation des arbres, aux commérages des oiseaux, aux persiflages des reptiles. C’est se fondre dans la nature, se couler au fond du moule.

Marcher, est-ce que cela ne serait pas, en définitive, tourner avec ses pieds, au pas à pas, page après page, le grand livre de la vie.

 

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Marcher pour imposer silence aux souvenirs qui gigotent et aux envies qui croupissent dans le marais aux névroses. Écraser d'un coup de pied la fourmilière des pulsions déglinguées. Marcher jusqu'à la capilotade et devenir marionnette, pantin de bric et de chocs, cathédrale dévastée, bastion armé et crouler sous l'empire de soi.

 

Marcher est encore le meilleur moyen d'aller à la rencontre du Créateur. S'il n'est pas au bout de notre route, c'est qu'il se trouve au bout d'une autre. Aller d'une route et d'une croyance à l'autre, c'est cela l'aventure.

 

Entièrement projeté sur lui-même, coupé du monde, tendu vers l'effort; soucieux jusqu'à la folie de ses jambes, des ses pieds, de sa forme, le marcheur secrète sa propre drogue. Pas à pas, il la fabrique et la consomme ; elle lui permet à la fois l'absence et l'élévation.

 

Fou de la marche – Jacques Lanzmann

 

A part chercher des chaussure plus adaptées aux différents types de terrain, marcher reste un acte fondamental depuis des siècles.

 

Si au fil des pas, vous décidez de marcher en pleine conscience, il apparaît alors que tout ce qui vous entoure est relié à la beauté de la création. Dans ces conditions, le ressourcement devient possible.

 

Lorsque je vais mettre mon corps en marche pour le promener dans la nature, il devient le lieu de communication spontanée entre moi et l'univers. J'interromps certains mouvements comme le travail, la consommation, pour en créer un autre : la présence à moi-même.

 

Peut-être avez vous fait l'expérience en marchant dans la nature, du salut que chacun se donne en se croisant sur les chemins ? Je suis toujours enthousiasmé par le ton de la voix et des regards échangés. Lorsque vous croisez un groupe de marcheur, c'est comme si l'on entendait un retentissement de carillons sonnant joyeusement au travers des multiples sons des bonjours.

Que dire des regards ? Ils sont souvent pétillants, joyeux, rieurs. Ils traduisent la paix ou la tranquillité intérieure. Curieusement, je n'ai jamais croisé de regard agressif ou violent sur les sentiers de plaines ou de montagnes.

 

Marcher seul intensifie la relation avec l'environnement car celui-ci nous renvoie à notre environnement intérieur. C'est comme si la conscience s'expansait, déclenchant une organisation de pensées très lucide, augmentant la perception du monde et de sa compréhension.

 

En marchant à plusieurs, c'est un peu comme si nous étions dans une relation triangulaire : la nature, l'autre, moi. Se succèdent alors des temps d'intériorisation et des temps de partage, des temps de bavardage et des temps de silence. Celle qui relie nos consciences, c'est elle, la nature, qui nous invite à la rencontre et au partage.

 

Je ne peux pas m'empêcher de faire un parallèle entre le pèlerin et l'alpiniste. La mise à l'épreuve physique reste centrale, avec des variantes de formes et d'intensité, mais atteindre le ciel reste le but final dans le sens propre et figuré.

 

Existe-il une seule et vraie grande raison qui fera de la marche une pratique noble et véritable ? Il doit exister autant de raison de marcher que de personnes qui sillonnent le sentiers.

 

Marche et méditation - Pierre-Yves Brissiaud

 

Petit à petit, je réussis à faire enfin le vide dans mon esprit confus. Au fur et à mesure des heures qui défilèrent ce jour-là, si vite et pourtant si lentement aussi, j'entrai dans une méditation sans autre objet que la conscience de ma présence ici-bas dans cette sapinière. Et finalement coupé de tout souvenir du passé et de toute projection dans l'avenir, immobile et sans autre projet que de rester là, je réussis l'expérience du nécessaire vide de la durée.

Par ce qu'elle signe notre avancée vers le bout du chemin, la marche est intrinsèquement porteuse de sens. Mais marcher vers des lieux dont la toponymie est elle-même signifiante démultiplie le sens de l'avancée sur les routes et les sentiers. Ce n'est pas rien que de marcher entre la Vie et la Mort, ni d'avancer vers le Paradis ou encore de quitter la Solitude un matin ensoleillé. Rejoindre à pied un Bout du monde en quelques heures et faire 1500 km vers le Bonheur, est une expérience où le sens originel du cheminement se colore de la symbolique des noms de lieux. Chaque instant prend une dimension nouvelle, chaque panneau interroge, et tout ce qui peut être vu, senti ou entendu recèle une signification capable d'éclairer ou d'accentuer selon le moment le mystère de notre présence au monde. Le panneau "chemin dangereux" destiné aux automobilistes devient pour le piéton qui marche vers la Lumière un facteur de doute.

Les poteaux indicateurs transforment les villages et les hameaux en autant de lieux secrets, qui alimentent l'esprit du marcheur solitaire de toutes sortes de pensées : ces vues de l'esprit touchent au divin à la vue du panneau "Athée" accolé comme par miracle à un Christ en croix ; elles se font sensuelles devant celui de "Courbure" à l'entrée d'un tournant un jour de canicule et deviennent ironiques devant celui de "Bouchon" signant un lieu-dit au bout d'une route déserte. Elles ouvrent l'appétit au passage d'un panneau "Jamon", quelque part sur une route à destination de l'Espagne ; elles taquinent le surréalisme à la vue d'une vache sous le panneau "Puce" et appellent à la rêverie au hameau "Écoute s'il pleut" un jour de beau temps. Elles se teintent de la couleur des souvenirs au début d'une piste vers Pépère, de trouble au bord de la rivière la Haine et de bonne humeur enfin sur le chemin du "Beau Temps". Tous ces lieux existent et avec eux une poésie qui leur est propre, liée à la puissance évocatrice de leurs noms et à la façon dont leurs panneaux les habitent.

 

Randonner consiste à marcher, mais voyager à pied n'est pas randonner. La randonnée est un loisir dont l'objet est le divertissement... Elle est une parenthèse aussi indispensable qu'agréable dans une vie qui file trop vite.....Le marcheur dont la motivation réside dans la découverte du monde à pied, n'échappe pas au désir général d'un retour à la nature. Mais il y a dans son attitude un engagement constant qui fait de ses pas cumulés une manière d'être au monde.

Ne jamais connaître le lieu de repos du soir et ne jamais penser au chemin du retour: telles sont les règles du voyageur à pied. La confrontation à l'inconnu, la nuit venue et l'appétit pour les horizons nouveaux font de lui un être libre. On marche seul et soudain la nature est plus présente, dans sa brutalité ou sa bienveillance. On avance seul et soudain, le sens des regards et des mots échangés avec les personnes rencontrées en chemin s'en trouvent modifié. Et parce que chaque mot est rare , il compte pour deux. Seul le marcheur solitaire prend le risque d'être assimilé à un vagabond et seule cette errance assumée accentue la conscience de sa présence au monde. Être libre et seul ? Et pourquoi pas nomade ? Rien n'est plus fondamentalement humain. Quels que soient nos esclavages ou nos palliatifs, cette liberté qui effraie et cette solitude qui inquiète sont les signes de notre errance, mais aussi nos biens les plus précieux.

Pour nous qui avons oublié l'immensité du monde, la lenteur du voyageur à pied est une chance à saisir pour retrouver la vraie dimension du monde, infinie. C'est par ce qu'il est lent que le marcheur pose un regard neuf sur ce que nous avons désappris à voir depuis les TGV, les autoroutes et plus encore la tyrannie des agendas....Par ce que le temps est compté, le présent est plus fort. Et parce que le monde poursuivra sa course sans nous, la jubilation de l'instant se mêle d'une teinte de gravité, qui donne au chemin parcouru une couleur plus riche, plus contrastée. Pourtant la terre est ronde. Elle fait du bout du chemin une finitude infinie.

On pourrait donc marcher sans aller quelque part ? Partir sans savoir comment revenir ? Être en rupture sans se couper du monde ? Quel est donc ce pouvoir qui ensorcelle ? La répétition des pas est la drogue du voyageur à pied et comme tout stupéfiant, elle mène loin. Ainsi le chemin disparaît devant le marcheur pour réapparaître derrière, par le simple fait de mettre un pied devant l'autre. Et ce phénomène ne cesse de surprendre celui qui marche, alimente son appétit pour la ligne d'horizon, devenue un au-delà quotidien. Avec les pas cumulés disparaît le paysage, mais avec les kilomètres additionnés apparaît le sens : celui du cheminement, qui trouve paradoxalement sa légitimité dans l'absence de destination. En faisant le vide autour de lui et, quand tout va bien, en lui, et en transformant, par le miracle de sa progression, le paysage en un milieu presque abstrait, le marcheur atteint un état de fait d'un vide qui le remplit et d'une répétition de gestes qui l'enivrent. Celui qui marche sans autre but que marcher parvient à un état rare et précieux : il est en état de marche. Et cet état jubilatoire se joue de la fatigue et de la souffrance, oublie les aléas du voyage, le divertissement et le doute. Le voyageur à pied ne réalise ainsi rien d'autre que la trace du chemin, il matérialise in situ le long défilement de la vie. Le monde est son terrain d'aventure, avec le chemin devant comme unique objectif. Et parce que le sens lui est donné, il marchera jusqu'au bout du chemin.

Parce que le marcheur meurt un peu à chaque pas, la marche est une expérience métaphysique.

 

Existe-t-il une réalité du paysage ? ou bien au contraire y a-t-il autant de paysage que de modes de déplacement ? il était tentant de postuler qu'en réalité le paysage n'existe pas et que ce que nous voyons est fonction de la façon dont nous le découvrons. Il y aurait donc autant de réalités françaises que de moyens de traverser le pays : à pied, à vélo, en voiture, en train, en avion.. Cette diversité de perceptions posait la question de ce qui fait l'essence d'un territoire et de ce qui pourrait être décrit par le piéton, le cycliste, l'automobiliste, l'usager du TGV, ou de l'avion comme le dénominateur commun de tout ce qu'ils voient depuis leur mode de transport.

 

 

J'étais parti depuis cinq semaines et il me semblait être en route depuis des mois. La marche, visiblement, modifiait sensiblement ma perception du temps et cette nouveauté dans la façon dont les heures, les jours et les semaines s'écoulaient ne cessait de me surprendre. Il me semblait avoir vu plus de paysages en cinq semaines, que je n'en avais regardé au cours de tous mes voyages passés et croisés davantage de visages que je n'en avais rencontré de toute ma vie. La lenteur de la progression transformait les champs en plaines immenses, les bois en forêts et les forêts en autant d' Amazonies. Le nombre et la diversité des rencontres faisaient de la France le lieu privilégié de la diversité humaine qui apparaissait au premier mot échangé.... Solitude et humilité du marcheur exacerbaient les sensations, transformant l'Hexagone en terrain d'aventure....

La perception du temps participait de ce changement radical. La vie de tous les jours est le plus souvent une succession accélérée d'actions, parfois inscrites sur un agenda surchargé. Et tous ces moments cumulés font des jours d'étourdissantes spirales et des mois des durées qui s'ajoutent les unes aux autres sans cohérence apparente.... Finalement, la vie quotidienne file sans laisser de traces. Elle emmène vers une mort certes indolore mais certaine et à coup sûr subie. La vie du marcheur est tout autre. L'interminable répétition des mêmes gestes plonge dans un état second, à la fois hypersensible au monde, aux autre et à soi et pourtant étrangement comparable à une parenthèse vide de tout. Les journées sont perçues dans l'intégralité de leur longueur, rythmées par une succession de moments impossibles à éviter, subitement vécus comme des structures du temps plutôt que comme des synonymes de routine : se lever, identifier l'itinéraire du jour, refaire des forces, partir, adopter le bon rythme, prendre une photo, en prendre d'autres encore, une fois le précieux appareil sorti de son étui. S'arrêter, marcher à nouveau, déjeuner au soleil d'un bout de fromage, d'un morceau de pain et d'un fruit, puis faire une sieste, allongé sur un muret, tout entier consacré à l'instant présent : la satisfaction du ventre plein, le lent processus de la digestion et les parfums en voyage dans les airs; le bourdonnement des insectes et les diverses tonalités de leur musique, la lueur rouge du soleil au travers des paupières fermées. Repartir une fois reposé, croiser un inconnu, échanger des banalités, marcher encore, lire le journal du jour au café du village. Se remettre en marche, se soucier d'un lit pour le soir en laissant faire le hasard, prendre le temps de s'installer, se laver, se nourrir, écouter les messages du téléphone portable, subitement redevenus désirables. Écrire, se souvenir du jour passé et, enfin, dormir, qui est tout autre chose que de passer au lendemain....Le soir arrive sans crier gare, si vite qu'on aimerait que la journée dure encore un peu. Finalement, le temps est plein alors qu'il paraît parfois bien vide et ce paradoxe emmène vers une autre vision de la durée, non plus fondée sur une succession d'évènements, mais sur la conscience de sa propre présence au monde. Et cette perception enrichit, en même temps qu'elle légitime, par la prise directe qu'elle permet de notre destin.

 

Le soir en m'endormant, il m'arrivait après avoir fait défiler dans mon esprit les souvenirs de la journée, de me dire que la vie pourrait s'arrêter là. Rien de triste dans cette pensée, bien au contraire, juste le sentiment d'être à ce point en phase avec le monde que l'idée d'y faire son trou quelque part dans un coin de terre paraît envisageable....

Quand au matin, un œil s'ouvre puis le second, scrutant le plafond, quand le nez renifle l'odeur des draps et du corps engourdi, quand la bouche s'ouvre pour la première fois afin d'avaler une prune laisser sur la table de chevet la veille au soir, quand le soleil traverse les rideaux pour venir se poser sur le lit avec autorité, et quand le chant des oiseaux en fait des tonnes pour nous faire aimer le monde, alors la vie paraît belle et rend gourmand. Cet appétit remet en marche jusqu'au soir et une fois encore le jour nourrit de tout ce qu'il donne à voir et ces multiples choses si intensément vécues font de cinq semaines de marche l'équivalent de toute une vie.

 

Le marcheur, et d'une manière générale le voyageur solitaire, appartient à un imaginaire convenu où tout ce qui touche au plaisir est éludé. Il parcourt le monde au contact de la divine nature, tranquille maitresse ou sœur fidèle et cette relation conjuguée à la posture constante de l'éternel départ, évacue toute possibilité de rencontre amoureuse. Les contacts noués en chemin sont décrits comme chaleureux et réconfortants, transfigurés par le miracle de la différence avec autrui, délibérément angéliques. Aussi le monde supposé du globe terrestre est-il un univers codé dans lequel ce dernier n'apparaît jamais dans le rôle d'un être doué de sens en éveil ; jamais la présence des autres n'y est envisagé comme source potentielle de désir; jamais les effets cumulés de la solitude, du rapport intime avec la nature et des rencontres avec des personnes inconnues ne sont envisagés comme porteur de trouble. Au contraire, l'alternance de l'isolement du voyageur solitaire et du contact avec autrui engendrerait des échanges fraternels ou amicaux, dont toute ambiguïté serait exclue. Et au matin, le marcheur repartirait comblé par les rencontres innocentes faites avec de si belles personnes...

 

J'étais un vagabond. Je n'étais pas seulement indépendant du monde ; j'étais aussi animé d'une force intérieure. Et ces deux faits concomitants étaient le gage de la pérennité de mon errance. J'étais libre, et d'une liberté faite pour durer....

 

La marche, par sa fuite en avant permanente, n'est-elle pas l'expression policée d'un "c'est mieux ailleurs" permanent ? Comment être heureux si le chemin devant soi appelle toujours tel un aimant, et soustrait au "nous sommes ici" de l'instant présent ? N'y a-t-il pas quelque mensonge à célébrer une activité aussi prosaïque que la marche à pied ? Ces excès ne témoignent-t-ils pas d'une incapacité à être heureux, travestie sous les traits d'un discours étudié ?

 

L'esprit du chemin - Olivier Lemire

 

 

Par la marche l'homme réagit aux travers du monde moderne, assouvir son désir enfoui de légèreté et d'authenticité, se libère des pesanteurs d'un quotidien compliqué, défait ses chaînes pour renouer des liens. Il n'y a pas de séduction dans la marche, rien que de l'acte mécanique de mettre un pied devant l'autre. Vous rendez-vous compte, alors, à quel point les pensées qui nous encombrent la tête galopent ? Par la répétition des pas, comme un mantra, s’affûte la capacité d'émerveillement, naît le silence d'une joie profonde, parfois teinté d'un zeste de souffrance.

Finalement nous ne sommes pas si éloignés de ces jacquets, nous poursuivons un but, un Mont Blanc ou une cathédrale. Mais je sais la volatilité de cet objet, qui disperse la saveur de l'instant présent, rend paradoxale notre volonté. La spiritualité de notre périple émane de ce doux flux, à la fois ouvert aux autres et introspectif. Désirer en étant détaché du désir. Être en équilibre dans un mouvement dynamique, comme le surfeur sur sa vague. Alors les conflits s'apaisent.

La marche, on lui a collé des adjectifs, la déclinant en nordique -adapter les techniques de glissé du ski de fond- afghane -la respiration revêt une importance primordiale- tibétaine... J'ai toujours marché, de quelle manière, je ne saurai le dire. Il m'a toujours paru que c'était beaucoup plus que d'aller mécaniquement d'un point A à un point B : la marche donne le la au monde, notre monde. En avant la musique.

 

Le tour de France EXACTEMENT - Lionel Daudet

 

Ah ! marcher, c'est quelque chose que j'ai toujours aimé et de n'importe quelle façon. J'aime bien quand on s'épuise, quand le corps arrive à l’extrême limite de sa ressource. Alors on commence à basculer dans un autre rythme. Ce n'est plus le corps qui fait un effort, c'est quelque chose d'autre qui vous porte. On marche, on marche et il y a un grand rythme au bout. Quand on dépasse le stade de la fatigue, quand on dépasse un certain stade, c'est un grand rite.

 

7 jours en Inde avec Satprem

 

Dans l'église de Conques où l'organiste joue sans auditoire, la lumière qui pénètre par les vitraux de Soulages est parfaite et l'acoustique qui amplifie chaque note de l'orgue donne la chair de poule. Croyant ou non, impossible de rester insensible à la perfection de l'instant. C'est plus fort que moi, sans me soucier de savoir si cela est autorisé ou non, j'emprunte le petit escalier en colimaçon qui tournoie jusqu'à l'orgue. Le frère assis devant l'instrument n'est nullement surpris, ni dérangé par mon intrusion, comme s'il semblait l'attendre en vérité. Il continue de jouer, puis s'arrête, me regardant un long moment, souriant et silencieux. Et comme s'il me connaissait déjà et poursuivait une conversation, il déclare enfin : "Vous avez le privilège de marcher...Et marcher c'est un pas après l'autre, on avance, on avance...Marcher c(est aller de déséquilibre en déséquilibre en passant par des phases d'équilibre, autrement on n'avance pas. On ne sait pas ce qui nous attend forcément, mais on sait qu'on est attendu quelque part, que quelqu'un sera là. Donc c'est une marche pleine d'espérance."

Il reste un long moment à me fixer et me sourit. Qui est cet homme ? D'où lui vient cette assurance à me parler de mon périple alors qu'il ne sait rien de moi ? Et pourquoi ce long silence ? Attend-il une réponse ou me laisse-t-il simplement le temps de réfléchir au sens de ses propos ? Il reprend : "Ultreïa ! c'est le mot qu'on dit à tous les pèlerins : va plus loin."

J'y vois une invitation sincère à repartir dans la sérénité.

 

J'irai jusqu'à la mer - Laurent Hasse  (de Bourg-madame à Dunkerque)